[a] PELLUCHON Corine, Réparons le monde. Humains, animaux, nature, Paris, éditions Payot & Rivages, 2020, p. 26.

[b] Peter SINGER et Tom REGAN sont connus pour être les fondateurs de la notion d’éthique animale au travers de leurs ouvrages respectifs : La Libération animale (1975) et Le Droit des animaux (1983).

[c] PELLUCHON Corine, Ibid., p. 26.

[d] FAHIM Amir, Révolte animale, traduit de l’allemand par Samuel Monsalve, Paris, éditions divergences, 2022, p.23

[e] « Quand tupac devient “toutou pac”. Les collages de Philippe Derik », Batard, n°4, 2024, p. 119.

[f] PELLUCHON Corine, Réparons le monde. Humains, animaux, nature, Paris, éditions Payot & Rivages, 2020, p. 29.

[g] Un mème est un concept repris, décliné et détourné de manière massive sur Internet. Il s’agit souvent d’une parodie sous forme de photographie légendée.

[h] PELLUCHON Corine, Ibid., p. 49.

Depuis la première loi de défense des animaux en 1791, les animaux sont de plus en plus considérés : devenus des biens meubles aux yeux de la loi en 1804, ils deviennent des animaux sensibles en 2015. Les conditions de vie de ces non-humains sont de plus en plus critiquées et les punitions d’actes de cruauté excessifs — que ce soit en public ou en privé — deviennent de plus en plus sévères. Dans ce chapitre, nous allons alors observer par l’image l’évolution du statut d’animal sensible au statut d’individu unique.


Des animaux sensibles

En 1789, dans l’Introduction aux principes de la morale et de la législation, le philosophe Jeremy BENTHAM décrit les animaux comme des êtres « sentients [a] ». Il explique que les animaux vivent leur vie à la première personne : ce sont des êtres d’existence qui éprouvent aussi bien la douleur que le plaisir. Selon lui, si les animaux ressentent une douleur, nous devons limiter notre droit de les utiliser. Des études scientifiques vont être réalisées à ce sujet, tel que l'étude de l'évolution des processus cognitifs et la conscience chez les animaux [16] de George ROMANES. Dans le schéma qu'il a réalisé, nous pouvons voir des questionnements autour des émotions ou encore de l’intelligence animale. Par la suite, les philosophes Peter SINGER et Tom REGAN [b] s’inspireront de cette notion de « sentience » pour remettre en question la tendance spéciste de l’humain et fonder l’éthique animale. Leurs approches sont toutefois distinctes, l’un prône un abolitionnisme total, tandis que l’autre vise le welfarisme. L’un refuse de sacrifier certains êtres au bénéfice du plus grand nombre, alors que l’autre tolère encore la mort des animaux visant une amélioration des conditions de vie. En définitive, les êtres humains doivent faire face à leur responsabilité : l’appartenance à une espèce humaine réflexive plus évoluée n’est plus un critère suffisant de suprématie. Il ne convient pas non plus de traiter les animaux comme des êtres humains, puisqu’ils ne sont pas des « agents délibératifs [c] » ayant une philosophie de la vie leur permettant d’en débattre. Nous ne pouvons leur imposer les mêmes responsabilités que les nôtres, en revanche, ils obtiennent le droit à une considération morale et à l’attribution de droits juridiques.


Des animaux résistants

Le peintre et philosophe Gilles AILLAUD est désigné comme un éco-artiste avant l’heure. Il a réalisé nombre de peintures révélant la réalité de l’enfermement des animaux dans les zoos. Dans Rhinocéros [24], les barreaux de la cage sont omniprésents, l’animal au regard triste est allongé face aux barreaux séparés de son congénère. Ces lieux qui sont censés protéger les animaux deviennent des lieux de souffrance. Si l’animal dans la peinture de Gilles AILLAUD semble impuissant face à son sort, Lord et Nick PARK envisagent un autre scénario où les animaux sont cette fois maîtres de leur sort. Afin de dénoncer le traitement réservé aux animaux dans l’élevage intensif, ils réalisent un film d’animation en pâte à modeler : Chicken run [27]. Les poules alors rebelles cherchent à s’échapper de leur élevage intensif par leurs propres moyens. En parallèle, le philosophe Amir FAHIM invite également à ne pas considérer les animaux en simples victimes : « Je propose de comprendre les animaux comme acteurs politiques d’une résistance, et la résistance animale comme moteur de la modernisation des formes de productions capitalistes [d]. » Il désigne l’animal tel un être révolutionnaire capable de refuser d’être gouverné et d’opérer une critique de sa condition. Après tout, les animaux parviennent eux aussi à modeler la nature à leur image : les castors construisent des barrages, les abeilles des ruches, etc. D’autant plus qu’ils ont constitué la force de travail vivante de nos civilisations. Le pigeon serait notamment l’un des exemples les plus rebelles. Il a été l’un des premiers animaux domestiqués 10 000 ans avant J.-C., depuis nous l’avons utilisé pour sa viande et pour sa capacité à voler et à transmettre des messages. Remplacé ensuite par la viande de poulet et l’invention de la télécommunication, cet animal est devenu inutile pour l’humain. Cependant, il est parvenu à retourner à l’état sauvage, un phénomène rare. Les pigeons errent aujourd’hui dans les villes humaines.


Des animaux sujets-d’une-vie

Le graphiste et illustrateur Philippe DERIK réalise des portraits d’animaux [56] avec une sorte de « réalité augmentée artisanale [e] ». Pour ce faire, il superpose des papiers colorés sur des photographies provenant de vieux livres ou d’anciennes cartes postales. Ces papiers colorés sont découpés au préalable en formes simples pour la plupart géométriques. Il en résulte des expressions excentriques donnant des personnalités uniques à chaque animal. Ces êtres non-humains sont alors « sujets-d’une-vie [f] ». Ce concept, développé par le philosophe Tom REGAN, signifie que les animaux sont des individus capables de posséder une personnalité unique. Les humains s’essayent même à deviner ce que pensent les animaux en leur donnant une voix. Un exemple emblématique est celui du Dogue [36] mème [g] devenu viral sur Internet en 2013. Il s’agit de la photographie d’un shiba expressif annotée grossièrement de divers mots exprimant les pensées de l'animal, comme si celui-ci parlait. Les animaux deviennent ainsi de véritables célébrités sur les réseaux sociaux. Certains possèdent leurs propres comptes (gérés par leurs maîtres) devenant des influenceurs. La première youtubeuse de France Nathalie ODZIEREJKO, du pseudonyme Natoo, a créé un compte Instagram « @natootoo » spécialement pour ses chiennes Kitty et Lola. Elle publie régulièrement des portraits de celles-ci dans divers contextes, dont cette photographie publiée pour Noël [48]. Ses chiennes, déguisées pour l’événement, sont assises sur le canapé près du sapin à la manière de personnes. Environ trois cent mille personnes abonnées à ce compte suivent leurs aventures. Outre les réseaux sociaux, les dessins animés ont également influencé — bien auparavant — cette perception des animaux considérés comme individus. Il y a tout particulièrement Walt DISNEY avec sa mascotte Mickey Mouse créée en 1928. Cette souris anthropomorphique va vivre nombre d’aventures au sein d’une série de dessins animés encore en noir et blanc à l’époque. Dans l’épisode Steamboat Willie [18] (souvent désigné comme le premier dessin animé avec Mickey), la souris chante sur un bateau vêtue de vêtements de marin. Après avoir élevé le statut des animaux au rang d’individu, selon Corine PELLUCHON, la prochaine vague de l’éthique animale doit être dédiée à « l’agentivité [h] ». Afin de prendre en compte les intérêts des animaux à présent sujets, il nous faudra acquérir des traits moraux, changer nos manières d’être. Ce pourrait être l’intention du remake du dessin animé Dumbo [42] sorti en 2019. Comparativement au Dumbo [20] de 1941, l’animal n’est plus doué de parole, sa meilleure amie souris est remplacée par l’humaine Milly. Nonobstant, la relation de l’éléphanteau avec ses congénères à quatre pattes n’est plus au cœur de l’intrigue. Cette nouvelle version est en quelque sorte plus humaine et réaliste, inculquant de nouvelles valeurs aux plus jeunes : celle d’un lien réciproque entre l’humain et l’animal formant une famille.