[a] AÏT-TOUATI et al., « Olivier Remaud — Trouble contre trouble : le glacier et l’être humain », in Énergie et désespoir. Un monde à réparer, Paris, éditions deux-cent-cinq, 2021, p. T44.

[b] Chaque année de nombreux animaux sont abandonnés. Rien qu’en 2022, il y a eu 13 373 chiens abandonnés qui ont été recueillis par la SPA française, dont 12 646 qui ont été adoptés.

[c] L’article L211-25 du Code Rural autorise l’euthanasie d’un animal abandonné en fourrière, à condition qu’il ne soit pas réclamé par son propriétaire au bout d’un certain délai. Ce « dernier recours » est employé lorsque les capacités d’accueil des animaux abandonnés sont insuffisantes.

[d] « expérience », in Dictionnaire de l’Académie française, en ligne, consulté le 21 décembre 2024, [https://www.dictionnaire-academie.fr].

[e] LAGEIRA Jacinto, La Déréalisation du monde. Réalité et fiction en conflit, Arles, Jacqueline Chambon, 2010, p. 38.

Le philosophe Olivier REMAUD met en exergue l’importance des récits pour « (ré)orienter nos comportements à l’égard du vivant [a] ». Cet usage du récit est employé par l’une des trois pièces à confiction que nous allons observer dans ce chapitre, nommée des narrations. Ce sont des histoires fictives racontées de manière à émouvoir le récepteur.


Absurde

Quelques cases minimalistes, des personnages caricaturés et de modestes lignes, forment une bande dessinée délicate [64] qui relate l’épopée loufoque de Chienchien kidnappé et de son bienfaiteur Bob. L’histoire raconte comment un humain — sans lien particulier avec les animaux — peut s’attacher à un animal abandonné jusqu’à tout faire pour lui sauver la vie. Par un récit absurde et une apparence ordinaire, l’auteur sensibilise avec légèreté et humour au sujet délicat de l’abandon [b]. L’association 30 Millions d’Amis (qui lutte depuis plus de 30 ans contre l’abandon) a fait de sa marque de fabrique les scénarios absurdes pour ses campagnes de sensibilisation. Prenons l’exemple de la campagne vidéo intitulée Les Innocents [49] réalisée en 2020 qui sensibilise au sujet de l’euthanasie [c] des animaux abandonnés. Celle-ci raconte le procès d’un chien abandonné, condamné à la peine de mort pour avoir servis avec dévotion ses maîtres pendant sept ans. Tout est mis en scène pour ressembler à un véritable procès : il y a le box de l’accusé, les assesseurs, le président de la cour, des juges, un dessinateur judiciaire... En revanche, l’animal n’a le droit à aucune défense ce qui rend le verdict d’autant plus insensé. Contrairement à Chienchien le chien a disparu [64], le ton employé est cette fois dramatique. Il est accentué par les personnages qui ne sont plus dessinés, mais incarnés par des acteurs en chair et en os. Entre humour et drame, ces narrations sont sans nuls doutes fictives de par leur absurdité. Et pourtant même si leurs personnages n'existent pas en réalité, le spectateur ou le lecteur est réellement touché par leurs histoires. Cette sensibilisation se produit grâce à la « suspension consentie de l’incrédulité » (soulevée par Samuel COLERIDGE en 1817). En d’autres termes, si le réalisateur d’une fiction parvient à insuffler assez de réel pour paraître crédible aux yeux du récepteur, celui-ci accepte de vivre la fiction comme s’il s’agissait d’une réalité. C’est pourquoi les pièces à confiction du type narration sont en tension avec des éléments du réel.


Témoignage

L’association de défense des animaux The Humane Society of the United States accentue la proximité avec le réel jusqu’à transposer le mode de vie d’un humain sur un animal. Dans le court-métrage Save Ralph [51], l’association cherche à lutter contre les expérimentations effectuées sur les animaux en laboratoire. Pour ce faire, un lapin anthropomorphe, Ralph, explique son métier de testeur en laboratoire. Au travers d’un plan américain, le spectateur peut voir que le lapin vit dans une maison meublée, porte des vêtements, mange dans un bol, se brosse les dents… En somme, qu’il se comporte comme un humain. Tout semble normal, hormis les séquelles physiques dues à son métier (comme les brûlures chimiques lui infligeant des souffrances à chaque geste). De ce fait, par ce jeu de ressemblance, l’association souhaite que le spectateur humain puisse se mettre à la place de l’animal, au lieu d’être uniquement un observateur extérieur. De surcroît, l’animal devient le narrateur à la première personne de sa propre histoire. En 2023, pour sa campagne Parole de chiens [62] l’APA (Association Protection Animale) s’associe à l’agence créative TBWA, afin de donner également une voix aux animaux victimes de maltraitance animale. Néanmoins, cette fois, il s’agit de trois chiens décédés sous les coups de leurs maîtres. Sur les affiches animées, les blessures des animaux sont visibles, ils ressemblent à des morts-vivants revenus à la vie pour témoigner. Contrairement à la campagne précédente, le cadrage est en gros plan resserré sur la gueule des animaux. Leurs regards sont mis en exergue tournés vers le spectateur. Le témoignage se veut plus direct et poignant, il n’y a plus de décor ou de costume, mais uniquement l’animal face à l’humain.


Jeu de rôle

Dans ce processus de sensibilisation, le récepteur d’une fiction était jusqu’alors spectateur, mais il peut également devenir acteur. Avec Playing Food [35] de Tomm VELTHUIS, la fiction prend littéralement la forme d’un jeu de société, où le joueur va devoir incarner le rôle d’un éleveur et nourrir deux-cents porcs. Pour ce faire : il sera obligé d’abattre des arbres afin de produire des céréales, il devra affronter des pluies acides provoquées par les déjections des animaux, etc. Dès lors, le joueur vit une expérience immersive. Dans Le Dictionnaire de l’Académie française, le terme expérience désigne « le fait d’acquérir, d’étendre ou d’enrichir une connaissance, un savoir, un savoir-faire, par l’usage et la pratique [d]. » De ce fait, l’expérience vécue possède un aspect formateur dans la compréhension d’un phénomène, de sorte que le récepteur ne se positionne pas comme spectateur, mais comme acteur. Dans Playing Food [35], le designer parvient à recréer le processus industriel de l’élevage avec uniquement des petites figurines en bois dont le vocabulaire formel est proche des jouets pour enfant. Il use d’un moyen ludique et pédagogique pour dévoiler les agissements de l'industrie de la viande de porc. Ce lien entre la fiction et le jeu est évoqué par Jacinto LAGEIRA : « La fiction use de leurres, d’illusions, de semblants pour agir sur les récepteurs, mais son usage fictionnel implique que son processus se représente comme jeu, et non tromperie [e]. » Par conséquent, la fiction est un jeu qui n’a pas pour objectif de mentir, mais d’interagir avec le joueur par des choix formels et une relation sémantique au réel. Cependant, ce contexte fictif et ludique offre de grandes libertés et peut devenir le lieu de la « purgation des passions ». Par exemple, une parodie [68] du jeu vidéo Nintendogs [29], dévoile les comportements déplacés qui peuvent se produire envers l’animal dans un jeu pourtant fait pour prendre soin de celui-ci. Il peut s’agir de tirer l’animal par la laisse de manière brutale, de l’affamer, de l’abandonner… L’animal étant dans un jeu fictif, nos actes semblent être sans conséquences.