[a] FAHIM Amir, Révolte animale, traduit de l’allemand par Samuel Monsalve, Paris, éditions divergences, 2022, p. 19.

[b] Dans la mythologie grecque le roi d’Argolide, Eurysthée, charge le héros Héraklès (fils de Zeus et d’Alcmène) d’effectuer douze défis légendaires en guise de punition pour avoir tué sa femme et ses enfants (à cause d’une malédiction).

[c] Il s’agit d’une expression d’Eugen Leviné (un révolutionnaire communiste) repris par le philosophe Amir FAHIM dans son ouvrage Révolte animale.

[d] J. ADAMS Carol J., « Le Référent absent », in Carol J. Adams, en ligne, consulté le 28 décembre 2024, [https://caroljadams.com].

[e] Le samedi 21 septembre 2024 s’est déroulé, à la Citadelle de Lille, un pique-nique informel pour les bénévoles de l’association L214. J’ai pu me rendre là-bas et échanger avec des membres de l’association.

[f] THOUY Hélène, RENAN Laure, Sauver les animaux et nous sauver nous-mêmes, Lormont, Le bord de l'eau, 2022, p. 93.

[g] « Animaux abattus dans le monde », in L214, en ligne, consulté le 20 octobre 2024, [https://www.l214.com].

[h] HARANG Laurence, « Souffrance animale (GP) », in L’Encyclopédie Philosophique, mars 2018, consulté le 8 novembre 2024, [https://encyclo-philo.fr].

Selon Amir FAHIM, qui reprend la réflexion de John BERGER dans Pourquoi regarder les animaux ?, nous formions originellement une unité avec les animaux. Ce serait l’apparition du capitalisme et de toutes ses formes (industrialisation, urbanisation, etc.) qui aurait brisé cette unité. Nous serions passés d’une « relation réelle » à des « relations imaginaires » [a]. En d’autres termes, l’humain n'a peu à peu plus eu de véritables relations avec les animaux. Afin de combler les vides, il a remplacé sa relation avec l’animal par des illusions. Nous allons alors découvrir au sein de ce chapitre cette relation fantasmée et utopique entre les animaux domestiqués et les hommes.


Des animaux fantastiques

Une mappemonde médiévale [4] luxuriante d’enluminures et d’inscriptions représente trois continents peuplés de créatures mystiques situées en périphérie des villes. Entre centaures, phénix et licornes, ces animaux ont des formes hybrides mélangeant les animaux réels. De plus, ces créatures vivent en dehors du monde civilisé et domestiqué. L'historienne Hélène BOUILLON explique que ces représentations de créatures hybrides fantastiques incarnent les terreurs sacrées de l’humain face à l’immensité de la nature. Entre fantasme et cauchemar, ces animaux fantastiques sont souvent soit des gardiens de l’humanité soit des ennemis jurés. Par exemple, le Cerbère est un chien à trois têtes terrifiant gardant les Enfers. Dans cette représentation [2] du douzième travail [b] imposé au célèbre héros Héraklès, le chien se tient à côté de celui-ci, nullement terrifié. En revanche Eurysthée effrayé par ce monstre se réfugie dans la jarre. Le caractère monstrueux de la bête est accentué par la technique de représentation à figures noires, connotant en premier lieu la négativité. Cependant, avec la mondialisation et l’exploration du monde, nos connaissances ont effacé peu à peu ces mythes des cartes géographiques. Tout est recensé et documenté, hormis le rhinocéros, aucune licorne n’a encore été découverte à ce jour. Pourtant, Claire FANJUL redonne vie à ces fantasmes. Elle cartographie des mondes imaginaires [57] à l’encre et au marqueur Posca composant de nouveaux bestiaires fantastiques peuplant des continents inexplorés. De ce fait, notre culture humaine est peuplée d’images d’animaux qui ne coïncident pas avec notre réalité que ce soit hier ou aujourd’hui. S’il s’agit ici d’animaux fantastiques, ces rapports imaginaires peuvent aussi concerner des animaux bien réels.


Des animaux enchantés

Grâce aux progrès techniques lors de la révolution industrielle, les animaux se sont vus libérés de certaines tâches. Il n’y avait plus besoin de chevaux pour nous déplacer en ville, ni de pigeons voyageurs pour transmettre nos messages, etc. Par conséquent, les rôles des animaux se sont effacés de notre paysage urbain. De surcroît, l’humain s’est déresponsabilisé de la mise à mort des animaux. Des lieux dédiés à leur exécution ont été construits loin des villes et déplacés en périphérie, comme si les animaux mourraient « en vacances [c] ». L’exécution est devenue le fruit d’un mécanisme et d’une machine. En ce sens, ce n'était plus de la main de l’Homme. L’essayiste américaine Carol J.ADAMS développe l’idée d’un « référent absent [d] », c’est-à-dire d’une absence de lien entre l’animal vivant et la pièce de viande. En conséquence, il s’est formé l’image d’une utopie de l'exploitation heureuse, que l’on observe notamment avec la suicidefood. Il s’agit d’une stratégie marketing (nommée ainsi par un blogueur et militant végan Ben GROSSBLATT) qui use de la représentation d'animaux agissant comme s’ils souhaitaient être consommés, pareille à celle de La vache qui rit [21]. C’est une marque de fromage fondu industriel, qui use d’une vache rouge au grand sourire pour symbole. Apposée sur les packagings de la marque, la vache est heureuse d’offrir son lait. Or des membres de l’association de défense des animaux L214 affirment [e] que l’exploitation des vaches et notamment la production de lait (pour produire du fromage par exemple) résulte du fruit d’un viol. En terme scientifique, il s’agit d’une insémination : déposer le sperme dans le tractus génital de la femelle avec un instrument adéquat et au moment opportun. L’association de défense des animaux la PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) critique également cette image enchantée que nous avons construite de l’exploitation des animaux en général. Dans l’ouvrage The Secret Lives of Animals [43] reprend les codes sémiotiques des livres pour enfants : des animaux aux traits exagérés souriants, un environnement en plein air fait de tons pastel, etc. L’association use, ainsi, de l’ironie pour démontrer qu’il y a un véritable décalage entre l’imaginaire collectif et la réalité de l’exploitation animale.


Des animaux objets

Selon le Parti animaliste français, 95 % des cochons d’élevage intensif vivent dans des bâtiments bétonnés sans accès à l’extérieur [f]. La Chine a, par exemple, construit un gigantesque hôtel [55] dédié à l’exploitation de six cent cinquante mille porcs. C’est un bloc de béton où vivent les animaux avec uniquement de petites fenêtres qui donnent vers l'extérieur. Les animaux ne peuvent alors exercer leur comportement naturel dans un environnement naturel. En parallèle de ces conditions de vie déconnectées de la nature, les animaux sont utilisés comme des ressources illimitées. En 2022, environ deux mille cinquante milliards d’animaux ont été tués pour l’alimentation humaine dans le monde et deux millions d’animaux utilisés pour des procédures expérimentales en laboratoire en France [g]. Ces manières de traiter les animaux s'expliquent par le fait qu'ils ne sont pas toujours considérés comme des êtres vivants sensibles dotés de conscience. En 1804, l’article 528 du Code civil désigne les animaux comme des biens meubles. En d’autres termes, les animaux sont des objets de droit et non des personnes. Le fait est que nous parvenons à reproduire leurs comportements avec des machines, comme le robot Moflin [50]. Grâce à son système d’émotions évolutives, cette peluche poilue parvient à interagir en autonomie avec l’humain se comportant à la façon d’un animal de compagnie. Il se pourrait alors que les animaux soient des objets aux facultés automatiques en écho à la théorie mécaniste de Descartes. Certains philosophes défendent l’idée que la douleur animale ne serait qu’un état physique sans pour autant être une souffrance. L’animal serait un corps gouverné par des automatismes. La traduction subjective de la souffrance animale reposerait sur la « nociception » : « Un ensemble de processus mis en place par l’organisme pour réagir à des “stimuli extérieurs négatifs” [h]. » Dans Hunting Trophies [32], l’artiste France CADET use de ce statut d’automate pour le dénoncer. Elle a créé une installation de onze trophées de chasse robotiques, imitant les pratiques d’expositions des chasseurs [22]. Cependant, les trophées ne sont pas faits de véritables peaux d’animaux, ce sont des robots faits de métal à l’apparence de jouets. Lorsque le spectateur est loin des animaux ceux-ci paraissent immobiles, en revanche plus le spectateur s’approche plus l’animal s’anime et se comporte de manière agressive. Par cette interaction, l’artiste remet en cause le droit de vie ou de mort sur l’animal, elle s’élève contre la façon dont les animaux sont exploités par les humains. Elle redonne aux animaux le droit de vie, de parole et de jugement.